Chroniques numériques de Chine : Google, Apple et le dilemme éthique

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Suite de la troisième saison des Chroniques numériques de Chine ! Entre anecdotes personnelles et analyses de faits de société, Mathieu Fouquet poursuit son exploration des pratiques technologiques chinoises décidément bien étrangères.

Le 12 septembre 2000, un petit nouveau pointait timidement son nez sur le marché encore naissant des moteurs de recherche chinois. À peine un an après la création de Baidu (le 18 janvier de la même année), Google commençait à offrir ses services à des millions de personnes supplémentaires à travers une version en chinois traditionnel et simplifié de sa page d’accueil Google.com.

Et vu l’efficacité de Baidu, un peu de concurrence ne fait jamais de mal. Par exemple, taper « Macg » ne retourne aucun résultat pertinent. Un véritable scandale en 2019.

Ce n’était qu’un premier pas, cependant. Le site souffrait alors de nombreuses lenteurs et de blocages occasionnels. Il faudra encore attendre six ans avant que la firme de Mountain View ne propose une version totalement chinoise de son produit historique. Chinoise, et donc censurée.

Mis en ligne en 2006, Google.cn promettait une meilleure expérience au prix d’une soumission presque totale à Beijing. Google, dont la mission autoproclamée est « [d’]organiser les informations à l’échelle mondiale dans le but de les rendre accessibles et utiles à tous », et dont la devise fut jusqu’à encore récemment « Don’t be evil », se retrouvait alors dans la situation peu envieuse de devoir présenter des résultats incomplets à certains de ses utilisateurs.

La période de 2006 à 2009, durant laquelle Google a opéré son moteur de recherche sur le territoire chinois, fut donc riche en controverses pour la société américaine. Lors de son arrivée sur le marché local, cette dernière tentait d’ailleurs, à l’aide d’un communiqué, de couper l’herbe sous le pied des critiques (notre traduction) :

« Bien que retirer certains résultats de recherche contredise la mission de Google, ne proposer aucun résultat (ou une expérience utilisateur profondément dégradée) la contredit encore plus. »

Autrement dit, mieux vaut accepter le compromis d’une censure omniprésente que d’interdire aux utilisateurs chinois l’accès au meilleur moteur de recherche au monde. Évidemment, provenant du principal intéressé, une telle citation peut faire sourire. Google se pliait volontiers à un régime autoritaire pour générer des revenus supplémentaires, pourrait-on remarquer avec cynisme. Et ce ne serait pas faux.

Ce ne serait pas non plus fondamentalement différent de la situation dans laquelle Apple se trouve aujourd’hui. Certes, retirer certaines applications de l’App Store chinois, ce n’est pas tout à fait comme effacer toute référence à Tiananmen des résultats d’une recherche internet. Apple n’irait jamais jusque là. Oups.

Comme nous le rappelions dans notre dernière chronique, opérer en Chine est un casse-tête permanent pour une société étrangère. Non seulement parce qu’il faut savoir lire le marché local, mais aussi parce que le gouvernement peut tenter à tout moment de s’immiscer dans le fonctionnement de vos produits. C’est le prix à payer, un prix que beaucoup estiment trop élevé, en particulier d’un point de vue éthique.

En 2010, la facture devient finalement trop lourde pour Google : suite à l’Opération Aurora, une cyberattaque chinoise de grande envergure qui s’en prend notamment à certains comptes Gmail sensibles, la firme américaine décide d’arrêter de censurer les résultats de recherche.

Autrement dit, d’abandonner le marché chinois et de passer de l’autre côté du Grand Firewall.

Aujourd’hui, taper « Google.cn » redirige automatiquement vers Google.com.hk, son équivalent hongkongais.

… Ou presque. Il reste encore aujourd’hui les versions hongkongaise et taiwanaise du site, non censurées, certes, mais inaccessibles depuis la Chine continentale sans VPN. Au moins peut-on y faire des recherches en profondeur sur Winnie l’ourson.

De plus, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les services Google n’ont pas tous péri dans le grand blocage de 2010. C’est notamment le cas de Google Maps, toujours accessible depuis la Chine à l’heure actuelle.

La France sur Google Maps depuis la Chine et sans VPN. Parfaitement inutile ? Peut-être.

Quelle importance, me direz-vous, alors que Baidu Maps et ses concurrents y dominent déjà le marché et que les cartes chinoises de Google sont par ailleurs comiquement obsolètes ?

Au risque de paraphraser le communiqué de Google sus-cité : avoir plus de choix est toujours préférable à avoir moins de choix. Imaginons que 99 % de la population se moque de pouvoir utiliser Google Maps, ce qui est probablement proche de la réalité : il resterait tout de même 1 % d’utilisateurs qui bénéficieraient de cette situation. À l’échelle d’un pays aussi peuplé, cela n’a rien d’insignifiant.

En outre, la présence de services étrangers en Chine a souvent des effets positifs difficiles à quantifier. Ce n’est qu’une anecdote, certes, mais Google Maps m’a par exemple été très utile lorsque j’ai dû enseigner à des étudiant(e)s un peu de géographie française. Avec Baidu, qui n’affiche pas les noms français à l’échelle du pays, l’effet n’aurait pas été le même.

Peut-on apprendre des noms de villes sans Google Maps ? Bien entendu. Mais l’existence de services étrangers en Chine génère des bénéfices incalculables, et pas seulement financiers. Ils ouvrent une petite porte dans la Muraille et constituent un point de contact comme un autre entre différentes cultures, fut-ce pour quelque chose d’aussi mineur que des légendes sur une carte du monde.

La France sur Baidu Maps. Pas tout à fait le même résultat.

Aujourd’hui, il ne fait plus aucun doute qu’un puissant écosystème technologique a su se développer dans l’Empire du milieu malgré (ou grâce à) la censure et la surveillance de masse, et en dehors de la sphère d’influence de la Silicon Valley. Amazon, Google et Apple sont-ils irremplaçables ? Taobao, Baidu et Huawei entendent bien prouver que non, et l’ont déjà plus ou moins fait sur le marché chinois.

De ce fait, il peut être tentant de déclarer la fin de la partie. Les sociétés chinoises peuvent bien répondre aux besoins des Chinois et s’abaisser moralement en répondant aux exigences du gouvernement, et il n’est pas désirable qu’Apple ou Google entrent dans le jeu de Beijing. Quitter le pays, c’est protester bruyamment contre ses politiques.

En toute honnêteté, c’est un discours que je trouvais parfaitement raisonnable lorsque j’habitais en France et dont je doute de plus en plus depuis que j’habite en Chine. À chaque fois que quelqu’un exhorte une société quelconque à ne plus faire affaire dans le pays, je ne peux qu’être frappé par son manque d’empathie à l’égard d’un milliard de personnes. La Chine n’est pas qu’une entité abstraite ou un système politique : c’est aussi une population. Si, demain, Apple pliait bagage en France pour protester contre une nouvelle mesure du gouvernement Macron, il est probable que quelques vies se trouveraient bouleversées. Celles des employés des Apple Store, pour commencer.

Lorsqu’une société étrangère quitte la Chine, il y a inévitablement de profondes ramifications. Il existe toujours l’option d’utiliser un VPN pour contourner le service bloqué, oui, mais ce n’est qu’une rustine contraignante qui mitige tout au plus le problème. Tout le monde ne possède pas un abonnement à un VPN de qualité, pour commencer, et toutes les situations ne se prêtent pas à son utilisation. La preuve en est que, lors de la rédaction de cet article, j’ai dû à de nombreuses reprises effectuer des recherches avec Bing. Pas par choix, mais parce que c’est l’un des rares moteurs de recherche étrangers qui opèrent toujours en Chine.

Ne crachons pas dans la soupe : Bing réussit brillamment le test « MacG », c’est donc un excellent moteur de recherche.

Les sociétés occidentales qui décident de s’implanter en Chine (et donc de coopérer avec la loi chinoise, que celle-ci soit éthique ou non) se font souvent casser du sucre sur le dos. C’est inévitable, et le fait que des entreprises comme Google ont souvent des pratiques douteuses n’aide en rien leur position. Je me surprends pourtant souvent à hocher la tête lorsque j’entends leurs justifications (aussi motivées par l’argent soient-elles). Mieux vaut être présent dans le pays qu’absent, même si cette présence a un coût. Car en être absent, c’est appauvrir ou complexifier visiblement — et subtilement — la vie d’un nombre incalculable de personnes (la mienne y compris, inutile de s’en cacher).

Alors, faut-il tout accepter sans réserve ? Bien sûr que non, et cette limite de tolérance est difficile à définir. Soulignons toutefois le fait que le gouvernement chinois n’a pas besoin de la coopération des sociétés étrangères. Peu importe qui s’installe ou qui s’en va, il restera toujours les compagnies nationales. Et si le marché chinois est totalement dominé par ces acteurs natifs, qui sont autrement plus à la merci du gouvernement qu’Apple et Google (qui ne sont pas non plus en position de force, mais qui peuvent au moins protester), le contrôle de Beijing n’en sera que (plus) absolu. Un point à considérer lorsque l’on pousse une société à quitter la Chine.

L’été dernier, des rumeurs faisaient état d’un certain « Projet Dragonfly », un nouveau moteur de recherche censuré qui permettrait à Google de faire son grand retour sur le marché chinois, presque une décennie après avoir plié bagage. Quelques mois plus tard, après des tensions internes, il semblait que le projet était déjà annulé. Et puis, en mars dernier, la rumeur revenait à la vie. De toute évidence, le dossier est épineux et la bonne réponse n’est pas clairement apparente. Peut-être faut-il continuer à essayer.

Vous pouvez retrouver toutes les chroniques précédentes sur MacGeneration ainsi que sous la forme d’un livre numérique en vente sur Apple Books à 4,99 €. Le livre Chroniques numériques de Chine comprend les deux premières saisons, avec en plus deux chapitres exclusifs.

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