Apple: “le bon géant”, dans le viseur de la lutte antitrust, sort les griffes

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Comment un tel Gulliver a-t-il pu aussi longtemps conserver une image de “good guy” (“type bien”)? Comment un géant dont le budget de recherche-développement en 2021 (près de 22 milliards de dollars) représente les deux-tiers de la RD de toutes les entreprises françaises, continue-t-il d’échapper à la vindicte des parlementaires américains, qui n’ont pas de mots assez durs à l’encontre de Facebook, Google ou Twitter?

Vie privée

Certaines raisons sont évidentes. La première, familière à tous, est le produit. Les propriétaires d’iPhone, iMac et autres Apple Watch ont un rapport affectif à une marque dont ils apprécient le design et les fonctionnalités. A chaque audition d’un dirigeant d’Apple devant le Congrès, ça ne rate pas: un sénateur ou représentant ne peut s’empêcher d’y aller de son anecdote personnelle ou familiale sur un produit Apple.

Deuxième facteur de sympathie, plus subtil: l’obsession d’Apple, déjà présente sous Steve Jobs, avec la protection de la vie privée. C’est en partie dû à son business model: à la différence d’un Facebook ou d’un Google qui proposent des services à l’apparence gratuite mais dont les profits viennent de la vente des données personnelles, Apple engrange ses profits en vendant des appareils électroniques et des services payants. La firme aurait pu choisir d’élargir ses profits avec la publicité, comme le fait Amazon en “sponsorisant” les produits de vendeurs qui paient pour cela, mais elle a toujours refusé cette diversification. Comme le dit et répète sans cesse Tim Cook, le PDG, “la vie privée est un droit humain fondamental”.

Pendant longtemps, Apple a laissé cette spécificité parler pour elle-même: on achetait plus un produit de la société pour son design ou sa fonctionnalité que pour protéger sa vie privée. C’est l’explosion des réseaux sociaux et leur rôle controversé dans l’élection de 2016 et sous la présidence Trump qui a poussé Tim Cook à descendre dans l’arène politique. En janvier 2021, il critique frontalement Facebook et la façon dont la firme “engage” ses usagers: “Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur une théorie de la technologie qui dit que tout engagement est un bon engagement”. Une telle entreprise, ajoute-t-il, “ne mérite pas nos louanges, elle mérite d’être réformée.”

L’anti-“Zuck”

Il enfonce le clou depuis, comme dans cette interview avec Kara Swisher, du “New York Times”, en avril 2021: “Il y a quelques années, je pensais que les entreprises s’autoréguleraient et s’amélioreraient en quelque sorte. Je ne le crois plus. Et je ne suis généralement pas un partisan de la réglementation, mais je pense qu’elle est nécessaire.” Mais Cook, très malin, se garde bien de poser un orteil dans le champ de mines politique que sont devenus les réseaux sociaux: “Je ne me sens pas politique”, insiste-t-il.

A la vue de cette devanture proprette de géant magnanime, les rivaux d’Apple s’étranglent. A commencer par Facebook, qui attire l’attention sur le caractère monopolistique du colosse de Cupertino: “Nous pensons qu’Apple adopte un comportement anticoncurrentiel en utilisant son contrôle de l’App Store au profit de ses résultats financiers, au détriment des développeurs d’applications et des petites entreprises”, déclare la société de Mark Zuckerberg.

“Zuck” n’est pas le seul à s’intéresser à cet angle. A son arrivée à la Maison-Blanche, Joe Biden nomme une série de responsables musclés en charge de la lutte anti-trust, dont l’économiste Lina Khan, nommée à la tête de la Federal Trade Commission. Ils ne tardent pas à engager des actions contre les géants de la Silicon Valley, Apple inclus, mais cette dernière ne semble pas s’en inquiéter outre-mesure. Avec ses armées d’avocats, elle est bien équipée pour jouer la montre, voire repousser les assauts réglementaires.

Plus inquiétant est le volet législatif, avec une loi copilotée au Sénat par la démocrate Amy Klobuchar – grande experte de la lutte antitrust – et le républicain Charles Grassley. Cette fois, plus question pour Tim Cook de se contenter de jouer les “good guys”: la firme a monté une contre-offensive vigoureuse pour empêcher le passage de ladite loi, qui interdirait aux firmes de “Big Tech” de “favoriser leurs propres produits ou services”, empêchant ainsi Apple d’enfermer les fournisseurs d’applis dans un écosystème qu’elle contrôle totalement, prélevant sa dîme au passage.

Le bon roi Tim

La campagne d’Apple est publique, comme celle de ses rivaux devenus alliés pour l’occasion, mais elle comporte aussi un volet privé, plus discret mais peut-être plus efficace. Lors d’un débat en commission, on a ainsi appris que Tim Cook avait passé 40 minutes au téléphone avec le sénateur texan Ted Cruz. Dianne Feinstein, son homologue de Californie, a grommelé que le texte de loi visait surtout des firmes de son Etat. Et le “New York Post” en a profité pour rappelé que la Californienne Nancy Pelosi, Speaker de la Chambre des Représentants, et son mari étaient à la tête d’une fortune familiale conséquente, dans laquelle les actions du “Big Tech” figurent en bonne place: “Les gains en capital et les dividendes tirés de leurs participations dans seulement cinq entreprises de Big Tech – Facebook, Google, Amazon, Apple et Microsoft – ont rapporté aux Pelosi au moins 5,6 millions de dollars et jusqu’à 30,4 millions de dollars entre 2007 et 2020.”

 A en croire le “New York Times”, Tim Cook a appelé Nancy Pelosi en juin, pour lui expliquer ses arguments. L’histoire ne dit pas s’il l’a rappelée depuis, ou combien de fois s’il l’a fait, mais une chose est sûre: quand le bon roi Tim tapote leur numéro sur son iPhone, ses interlocuteurs prennent son appel.

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