Le développement des mathématiques, une clé du développement de l’IA ?

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Gilles Babinet fait partie de ces entrepreneurs-philosophes qui essayent de penser la révolution numérique et digitale dans laquelle l’humanité est actuellement engagée, avec notamment les promesses et les dangers de l’IA. Certes, cette révolution a des contraintes et des bases bien matérielles, comme celles des sources d’énergie et le réchauffement climatique. Mais, à l’occasion des 20 ans de Futura, Gilles Babinet nous a demandé de rappeler un peu que seules des sociétés développant un haut niveau de mathématiques peuvent porter la révolution digitale, comme l’histoire de l’intelligence artificielle le prouve.

L’histoire des ordinateurs et de l’informatique est très riche. Elle se retrouve au croisement de deux communautés si on veut en faire un tableau simplifié. Il y a d’une part, disons entre 1930 et 1950, des mathématiciens et des logiciens travaillant sur les fondations posées au XXe siècle par Bertrand Russell et David Hilbert. Deux noms vont se distinguer très nettement : Alan Turing et John von Neumann. De l’autre, il y a des physiciens et des ingénieurs qui se posent des questions très concrètes concernant ce que peuvent faire des ordinateurs, notamment pour des calculs numériques appliqués à la résolution de problèmes de physique et d’ingénierie, et qui ne sont pas forcément concernés par des questions très abstraites, par exemple la notion de calculabilité telle qu’elle a été explorée via le lambda-calcul du mathématicien Alonzo Church et le concept de machine universelle d’Alan Turing. On pourra consulter à ce sujet les explications claires du prix Nobel de physique Roger Penrose.

Toutefois, dans tous les cas, un certain niveau de compétence en mathématiques était nécessaire pour tous ces acteurs de la révolution informatique. La théorie de l’information, elle-même, qui a un rôle non négligeable dans la conception et le fonctionnement des ordinateurs comme on peut s’en convaincre en lisant les leçons sur l’informatique du prix Nobel de physique Richard Feynman, a été découverte et développée initialement pas un docteur en mathématiques, également ingénieur, à savoir le grand Claude Shannon.

Une excellente revue de l’histoire de l’intelligence artificielle qui montre bien le rôle des mathématiciens dans son essor. © CEA Recherche

On parle beaucoup de nos jours de la révolution en cours de l’intelligence artificielle et de la possibilité d’aboutir à une IA qui non seulement serait consciente mais aurait la même intelligence générale qu’un esprit humain, au point de passer le fameux test de Turing.

La question est ancienne, elle préoccupait bien sûr Turing, mais aussi von Neumann au point qu’il avait commencé peu de temps avant sa mort à écrire un célèbre ouvrage intitulé The computer and the brain. Son ami et collaborateur lors de la conception des bombes A et H états-uniennes, Stanislaw Ulam, pionnier comme lui des simulations numériques sur ordinateur pour explorer notamment la physique non linéaire (sans parler de leurs travaux conjoints sur la méthode de Monte Carlo que l’on retrouve dans bien des domaines comme ceux à la croisée du Big Data et de l’inférence bayésienne que l’on l’utilise pour l’apprentissage automatique en intelligence artificielle), s’était aussi interrogé sur le sujet avec des réflexions tirées de la théorie de la topologie générale.

Enfin, l’un des pionniers de l’IA après la seconde guerre mondiale n’a été autre que le mathématicien Marvin Minsky, comme le rappelle la vidéo ci-dessus.

Bref, on l’aura compris, on ne peut pas se passer des mathématiques pour aborder sérieusement les problèmes de l’IA (deux excellentes sources en anglais pour pénétrer le monde des mathématiques sont Mathematics and logic de Ulam et Kac et What is mathematics ? de Richard Courant).

Certes, tout comme il n’est pas nécessaire d’être un mathématicien professionnel et encore moins de génie pour être aussi un excellent physicien, Einstein en est un bon exemple, il n’est pas non plus nécessaire d’être un mathématicien passablement doué pour être un bon informaticien et faire progresser la discipline. Des connaissances modérées peuvent suffire et on peut aborder assez rapidement des notions de Deep learning et de réseaux de neurones sans avoir le niveau d’une licence en mathématiques. On peut s’en convaincre en lisant l’excellent  et très accessible ouvrage de Jean-Claude Heudin intitulé Comprendre le Deep Learning : Une introduction aux réseaux de neurones.

Mais, on peut constater aussi que pour lire complètement le tout aussi excellent cours de théorie de l’information et d’apprentissage machine du regretté David J. C. MacKay (Information Theory, Inference, and Learning Algorithms), il faut tout de même des compétences en mathématiques non négligeables, même si l’essentiel des connaissances nécessaires ne fait appel qu’à des mathématiques connues vers la fin du XIXe siècle pour l’essentiel (voir aussi à ce sujet le livre sur le Deep learning du prix Turing en informatique Yoshua Bengio).

Toutefois, on sait bien que le cerveau humain ne fonctionne pas comme un simple ordinateur et que la comparaison avec les réseaux de neurones du Deep learning a des limites, déjà parce que l’on sait qu’il peut accomplir certaines tâches en consommant moins d’énergie. Le mathématicien et physicien Roger Penrose va plus loin en avançant des arguments faisant reposer l’existence de la conscience sur des processus quantiques dans le cerveau dont certains seraient non calculables et reliés à une nouvelle formulation de la théorie quantique qu’il resterait à découvrir et plus en accord avec la non-linéarité des équations de la théorie de la relativité générale

Sans aller jusque là, il semble possible que l’intelligence générale du cerveau d’Homo sapiens nécessite pour être comprise une révolution dans la théorie des algorithmes et cela pourrait bien nécessiter l’usage massif de mathématiques avancées découvertes au XXe siècle, par exemple dans les domaines raréfiés de la topologie et de la géométrie algébrique moderne au niveau d’un Grothendieck. De fait, déjà aujourd’hui, certains data scientists bénéficient non seulement d’une solide formation en analyse statistique, mais également en géométrie ainsi qu’en topologie, qu’elles soient différentielles ou algébriques.

Plus important encore, on voit émerger depuis quelques années un domaine fascinant qui a été appelé le Geometric Deep Learning et comme l’explique Gilles Babinetdans un article de La Tribune, l’exploitation des données de plus en plus massivement disponibles dans bien des domaines semble nécessiter des outils de plus ne plus sophistiqués issus de branches des mathématiques certes pas si récentes, mais dont le développement relève de la théorie moderne des graphes et de la topologie combinatoire initiée à la fin du XIXe siècle.

Precepta stratégiques a reçu Gilles Babinet, entrepreneur dans le numérique, pour parler du rôle du Big Data dans l’économie numérique d’aujourd’hui dans le cadre de son ouvrage : Big Data, penser l’homme et le monde autrement. © Xerfi Canal

Plus on réfléchit à ce qui se passe actuellement, plus la notion de noosphère telle qu’elle a été explorée par le paléontologue, géologue et philosophe Teilhard de Chardin (sans aller jusqu’à faire intervenir les spéculations métaphysiques à ce sujet qu’il partageait jusqu’à un certain point avec un Sri Aurobindo) semble concrète avec le développement d’une sorte de psychisme collectif de l’humanité, rendu possible par des constructions matérielles, en l’occurrence les sources d’énergie, de matière première et maintenant d’informations qui relient tous les Homo sapiens. Nous voyons bien aussi qu’après les révolutions de l’écriture et de l’imprimerie nous sommes encore au début d’une révolution beaucoup plus fondamentale, celle du digital et du numérique, qui est en train d’avoir un impact de plus en plus majeur sur la noosphère, aussi bien sur ses bases matérielles que sa complexification elle-même.

Or, il semble clair que cette révolution ne peut se poursuivre et ne sera maîtrisée que par ceux qui acquièrent et développent un niveau élevé de compétence en mathématiques et dans les recherches dans ce domaine. On ne peut donc que s’inquiéter de la baisse du niveau observée en France dans la population générale en ce qui concerne les mathématiques.

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